Olivier Burtin est professeur agrégé d’histoire et civilisation des États-Unis, Université de Picardie Jules Verne (UPJV)
Depuis le retrait surprise du président sortant Joe Biden en juillet, la couverture médiatique de la campagne présidentielle états-unienne s’est concentrée sur l’enthousiasme généré par sa remplaçante Kamala Harris, que certains jugent égal à celui produit par la candidature de Barack Obama en 2008.
En un temps remarquablement court, la vice-présidente a réussi à renverser la dynamique positive dont bénéficiait jusque-là Donald Trump, qui semble toujours incapable de s’adapter à cette nouvelle donne. Celui que l’on surnomme souvent «Teflon Don» en raison de sa capacité déroutante à surmonter des scandales qui auraient eu raison de n’importe quel autre candidat, accumule en effet les faux pas depuis plus d’un mois: le dernier en date est son utilisation de tombes d’anciens combattants du cimetière national d’Arlington, haut lieu du patriotisme américain, à des fins promotionnelles. Considéré jusqu’à récemment comme le grand favori, Trump apparaît de plus en plus comme un colosse aux pieds d’argile. L’éventualité d’une défaite républicaine en novembre, longtemps jugée improbable, n’est plus à écarter.
Ce retournement de situation s’explique moins par les atouts de Kamala Harris, qui sont considérables, que par les limites du candidat républicain lui-même, qui le sont encore plus. Si les sondages indiquent un clair retournement de tendance en faveur de la candidate démocrate depuis son entrée en lice, il faut souligner qu’Harris n’a fait que mettre en lumière plusieurs faiblesses sous-jacentes de son adversaire, dont l’importance avait été minimisée en raison de l’impopularité de Joe Biden.
Un habitué des mauvais résultats électoraux
Rappelons d’abord un fait essentiel mais souvent oublié: même si Trump aime se présenter comme un gagnant, son bilan électoral est mauvais. Il est le premier président républicain depuis Benjamin Harrison en 1888 à n’avoir jamais obtenu une majorité absolue du vote populaire, plafonnant à 46,1% des voix exprimées lors de sa première campagne et à 46,8% lors de sa seconde.
S’il est parvenu à entrer à la Maison-Blanche en 2016, ce fut d’abord en raison de circonstances extérieures exceptionnellement favorables. Citons par exemple le nombre record de candidats aux primaires républicaines (17), qui empêcha la consolidation rapide du vote des militants autour d’un favori; la surreprésentation dont bénéficient les électeurs ruraux au sein du collège électoral; l’impopularité de son adversaire démocrate Hillary Clinton; la décision du président du Sénat Mitch McConnell de maintenir vacant un siège de la Cour suprême, ce qui eut pour effet de galvaniser l’électorat trumpiste; et enfin l’intervention du FBI dans les derniers jours de la campagne, quand le Bureau fit savoir qu’il rouvrait son enquête sur les e-mails que Clinton avait envoyés depuis un serveur privé alors qu’elle était secrétaire d’État.
Son bilan aux élections de mi-mandat fut également décevant. Durant son mandat présidentiel, les Républicains perdirent la Chambre des représentants en 2018; quatre ans plus tard, alors que Trump dominait toujours le parti, ils regagnèrent la Chambre, mais avec une majorité bien plus faible que celle attendue, et échouèrent à reprendre le Sénat (une contre-performance d’autant plus remarquable que les Démocrates étaient alors au pouvoir et donc plus susceptibles d’être sanctionnés). Enfin, on souligne souvent l’augmentation du nombre d’électeurs républicains parmi la population noire et latino depuis 2016… en oubliant que d’autres présidents de ce parti, tel George W. Bush, ont déjà fait mieux. Les preuves de la capacité de Trump à mobiliser un large électorat restent donc à faire.
Un choix de colistier mal avisé?
Le choix de J.D. Vance en tant que colistier peut également avoir des effets négatifs pour la candidature de Trump qui, au lieu de désigner une personnalité plus consensuelle afin d’attirer le vote centriste, s’est tourné vers un homme entièrement acquis à sa cause. Malgré son parcours remarquable, de l’armée à la Silicon Valley en passant par Yale, Vance n’a que peu d’expérience au plus haut niveau de la vie politique états-unienne, n’ayant été élu au Sénat qu’en 2022. Surtout, depuis sa nomination comme colistier, une pluie de critiques s’est abattue sur lui, notamment en raison de ses positions natalistes et de ses commentaires souvent condescendants envers ceux ou celles qui ne partagent pas ses idées.
Ses propos en faveur d’une hausse de la taxation des foyers sans enfants et de l’augmentation du nombre de votes alloués aux parents de familles nombreuses furent vite qualifiés d’«étranges» (weird) par le gouverneur du Minnesota et colistier de Kamala Harris, Tim Walz – une formule qui a fait florès. Sa remarque sarcastique sur les «femmes à chat sans enfants», qui donneraient la priorité à leur carrière, a également suscité un opprobre généralisé et amené de nombreux Républicains à regretter sa nomination. La décision de Trump de satisfaire ses militants au détriment d’un profil plus modéré – qui pouvait se justifier dans un contexte où son duel contre Biden semblait gagné d’avance – s’avère moins avisée aujourd’hui.
Valse-hésitation sur la question de l’avortement
Une autre décision qui s’est retournée contre lui concerne l’avortement. À la suite de la suppression par la Cour suprême du droit fédéral à l’avortement en place depuis 1973, Trump annonça qu’il laisserait aux États fédérés la liberté d’établir leur propre législation sur ce sujet. Plus récemment, Vance a même déclaré que Trump opposerait son veto à un projet de loi soutenu par l’aile la plus radicale du mouvement anti-avortement qui aurait pour but d’interdire cette pratique sur tout le territoire.
Si Trump a choisi de s’éloigner d’un thème qui avait joué un rôle central dans sa campagne de 2016, et d’une décision de la Cour suprême qui n’aurait pas été possible sans la nomination durant son mandat de trois juges ultra-conservateurs, c’est que l’avortement est entre-temps devenu politiquement toxique. Depuis la décision Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization de 2022 qui annula ce droit au niveau fédéral, les six référendums qui ont eu lieu dans différents États à ce sujet ont tous produit des majorités en faveur de l’avortement, démontrant que le public y était très attaché. En souhaitant éviter de s’aliéner encore plus une population féminine qui lui est déjà moins favorable (les femmes ont voté pour lui à 39% en 2016 et 44% en 2020, contre 52% et 50% respectivement pour les hommes), Trump a déçu certains de ses soutiens les plus fervents, notamment parmi la droite chrétienne.
Les conséquences d’un tel fossé sont encore difficiles à discerner. Dans un contexte de polarisation idéologique très forte, il semble improbable que les opposants à l’avortement aillent jusqu’à ne pas voter pour lui. Sa position plus modérée pourrait cependant contribuer à démobiliser ses militants et donc à affaiblir sa campagne sur le terrain, aboutissant à un taux de participation plus faible en novembre. Une chose est d’ores et déjà sûre: si la thématique de l’avortement jouait auparavant en sa faveur, ce n’est plus le cas aujourd’hui.
Un candidat moins fringant qu’en 2016
Au-delà de ces décisions contre-productives, c’est le candidat Trump lui-même qui a perdu de sa superbe. Les nombreux couacs du président Biden ont éclipsé le fait que son prédécesseur fait lui aussi face à un relatif manque d’enthousiasme de la part de ses troupes. Non seulement Trump ne bénéficie plus du même statut d’outsider que lors de sa première campagne, mais l’énergie qui animait celle-ci et attirait de larges foules s’est largement dissipée, comme on a pu le voir à plusieurs reprises. Lors du discours annonçant le début de sa troisième campagne présidentielle en novembre 2022 à Mar-a-Lago, la sécurité dut intervenir pour empêcher que la salle ne se vide avant qu’il ne finisse. De nombreux membres du public de la convention républicaine de cet été manifestèrent encore des signes d’impatience devant son discours-fleuve d’environ une heure et demie.
Paradoxalement, ce sont des événements extérieurs à sa campagne – d’abord l’annonce de plusieurs poursuites judiciaires contre lui, puis la tentative d’assassinat en juillet dernier – qui lui permirent de redorer son blason en se présentant comme la victime expiatoire d’un complot organisé et ainsi de remobiliser ses troupes. Ces sursauts n’ont toutefois pas réussi à endiguer un phénomène plus large de lassitude vis-à-vis de Trump, qui s’est matérialisé de façon plus quantifiable lors des primaires républicaines. Trump en est certes sorti largement vainqueur avec plus de 75% du vote total, mais un peu plus d’un cinquième des voix exprimées (sur un total de 4 millions d’électeurs) s’est tout de même porté sur d’autres candidats, démontrant ainsi qu’il ne faisait plus l’unanimité au sein de son propre camp.
Là encore, la polarisation exacerbée de la vie politique américaine rend difficile d’imaginer que cette minorité puisse faire défection, mais il n’en faudrait pas tant pour changer l’issue du vote. Dans la mesure où les marges de victoire des États pivots comme l’Arizona, la Géorgie ou la Pennsylvanie ne furent que de quelques dizaines de milliers de voix en 2020, il suffirait que seulement une poignée de ceux ayant soutenu Nikki Haley ou Ron DeSantis lors des primaires républicaines décide de ne pas aller voter le 5 novembre pour faire pencher la balance en faveur de Harris.
Peut-il encore renverser la tendance?
Il est encore trop tôt pour prédire avec certitude l’issue du vote. Le retrait inattendu de Joe Biden montre bien que cette campagne peut connaître des revirements spectaculaires au cours des plus de deux mois qui restent. Mais Trump ne peut pas se permettre d’attendre jusqu’à octobre pour redresser la barre, en raison de la popularité croissante du vote anticipé. En Caroline du Nord, par exemple, les électeurs pourront voter par courrier dès le 6 septembre, tandis qu’en Pennsylvanie ils seront en mesure de le faire en personne dès le 16. Les différents problèmes auxquels sa campagne est confrontée ne disparaîtront certainement pas d’ici là.
S’il venait à perdre en novembre, Trump en attribuera certainement la faute au spectre imaginaire de la fraude électorale. Mais la responsabilité première de cet échec lui incomberait, car elle serait le résultat des nombreuses limites de sa candidature qui étaient déjà visibles bien avant qu’Harris ne prenne le relais de Biden.
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation