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Le verlan, icône des années 1990

Par Mathieu AVANZI | Edition N°:6914 Le 24/12/2024 | Partager

Mathieu Avanzi est linguiste. Il a défendu une thèse portant sur l’intonation du français en 2011, et effectué plusieurs séjours postdoctoraux en Belgique (Louvain-la-Neuve), en France (Paris), au Royaume-Uni (Cambridge) et en Suisse (Berne, Genève, Neuchâtel et Zurich)

Le verlan est une forme d’argot qui consiste à inverser les syllabes des mots pour en créer de nouveaux. Né d’un besoin de dissimulation, ce code a pendant quelques années été un symbole identitaire et culturel fort. Bien qu’il soit aujourd’hui en perte de vitesse auprès des nouvelles générations, le verlan continue d’intriguer les nostalgiques et de fasciner les plus jeunes. Petit retour sur un code naguère bien vivant, et ses mutations.

On dit que les premières traces de verlan remontent au XVIIe siècle, mais c’est au début des années 1970 que l’on trouve les premières attestations publiques de verlan en français. Jacques Dutronc en a fait chanson en 1971, «J’avais la cervelle qui faisait des vagues», en voici un extrait: «J’avais la vellecer qui zaifeu des gueva quand je la reusai dans mes bras je l’ai vétrou un resoi de yaijui dans un leba du téco d’la yeutibasse menvrai lijo c’est une yeufi que j’me dis il faut que je la cheubran.»

Quelques années plus tard (1978), c’est avec la chanson de Renaud «Laisse béton» (= «laisse tomber») que les premières formes de verlan commencent à se diffuser. Rapidement, le verlan devient dans les banlieues une véritable arme linguistique. Il permet aux jeunes de se distinguer des générations précédentes tout en protégeant leurs échanges des oreilles indiscrètes: parents, autorités, ou tout simplement ceux qui ne maîtrisent pas ce code. Mais c’est dans les années 1990 que le verlan connaît un véritable âge d’or, porté par l’essor du rap français. Des formations musicales comme le Ministère A.M.E.R., IAM ou NTM l’intègrent dans leurs textes, faisant de cette forme langagière un pilier de la culture urbaine. À travers des morceaux comme «Petit frère» ou «Flirte avec le meurtre» le verlan devient une voix engagée, qui permet de dénoncer les inégalités sociales, les violences policières, ou encore les difficultés des jeunes des cités. À l’époque, il faut alors faire un effort pour comprendre ce chanteur du groupe NTM quand il déclare qu’il est «prêt à se péta pour des scalpas» («prêt à se taper pour des pascals» – pascal était alors le nom donné aux billets de 500 francs de l’époque, en raison du portrait du philosophe qui les illustrait).

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Les règles du jeu: comprendre la mécanique du verlan

Sur le plan linguistique, le verlan suit des règles de formation relativement simples mais rigides. Les syllabes des mots sont inversées, et parfois, des troncations ou des réanalyses phonologiques sont nécessaires pour rendre la prononciation du mot verlanisé fluide et naturelle. Dans les cas les plus simples, qui sont aussi les plus courants, les syllabes d’un mot en comportant deux sont simplement inversées: matter («regarder, souvent avec insistance ») devient téma, français devient céfran, pourri devient ripou, etc.

Si le mot se termine par une consonne ou un -e, un e est prononcé, ce qui explique que mec devienne keumé, tête passe à teutê, grave devient veugra, etc. Dans certains cas, le mot verlanisé subit une transformation supplémentaire, qui consiste une troncation de la voyelle finale qu’on appelle apocope. C’est ce processus qu’ont subi les mots reum (reumeu = mère), reuf (reufrè = reuf), veuch (veucheu = cheveux), etc. Si le mot ne comporte qu’une seule syllabe, la voyelle est prononcée avant la consonne: chaud devient och, fou passe à ouf, moi se prononce wam, oinj se dit pour joint, etc.

Dans les cas plus rares de mots trisyllabiques, on a un processus un peu plus complexe: la dernière syllabe se place en premier, et on garde seulement la seconde ou la première. Concrètement, énervé passe par vé-ner-é pour devenir vénèr (perte du dernier élément), arabe devient beura après être passé par beu-a-ra, africain passe à kinfri par modification de kin-a-fri. À force d’être utilisés, certains mots ont fini par être connus de tous, et ont donc dû être reverlanisés. Le verbe niquer, qui était passé à ken par troncation de keni est devenu neukè. Keuf (verlan apocopé de flic) est devenu feukeu, puis fuck, par analogie avec l’anglais, etc. De ces revernalisations ne survit aujourd’hui que le mot rebeu (verlan de beur, forme apocopée de beura pour arabe).

                                                   

De nos jours…

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Le verlan n’est pas plus autant à la mode qu’il y a 30 ans. On estime que c’est à la fin des années 1990 que le processus a perdu de la vitalité. On peut faire l’hypothèse que sa popularisation dans les médias, la musique et la publicité a progressivement réduit son rôle initial de code «secret ». Employé par un public de plus en plus large et de plus en plus vieillissant, le verlan a perdu son attrait auprès des nouvelles générations. Celles-ci ont privilégié d’autres formes d’expressions, issues de l’univers numérique et des réseaux sociaux, peu utilisées alors par les personnes plus âgées (geek, scroller, askip, asap, ghoster, etc.).

Il reste toutefois dans la langue française des formes qui sont entrées dans le dictionnaire. Petit aperçu :

Babtou: verlan de toubab, mot arabe originaire d’Afrique sahélienne, attesté en français depuis la moitié du XXIe siècle pour désigner une personne européenne, un Français métropolitain ou un Blanc, tout simplement. Cette variante verlanisée a rejoint les pages du Robert en 2023.

Beuh: attesté dès 1986, le mot beuh est la forme verlanisée et apocopée du mot herbe (hèr-beu = beu-hèr = beuh). Le maintien du h final dans la graphie s’explique peut-être analogiquement: beuh est la façon dont orthographie l’onomatopée qui exprime le dégoût ou un mépris amusé.

Keupon: la première apparition de cette forme verlanisée du mot punk n’est pas datée. Selon toute vraisemblance, elle ne doit pas remonter plus loin que 1973. C’est en effet à cette date que le français emprunte à l’argot américain le mot, qui désigne en France comme au Royaume-Uni un mouvement de contestation qui regroupe des jeunes affichant divers signes extérieurs de provocation contre l’ordre social qu’ils tournent en dérision.

Meuf: le mot meuf est attesté dès 1981. En raison de la fréquence de son usage, il fait partie avec d’autres mots formés sur le même modèle (teuf, verlan apocopé de fête, 1984 ; keuf, verlan apocopé de flic, 1978), des mots dont on a souvent oublié qu’ils sont le résultat d’un processus de verlanisation.

Ouf: on trouve le mot ouf dans des textes écrits dès 1988. Il garde la même signification que l’adjectif fou, auquel il correspond. Il s’emploie pour qualifier quelque chose ou quelqu’un de surprenant, incroyable, ou impressionnant. Il peut avoir une connotation positive ou négative selon le contexte. Par exemple, «c’est ouf!» peut signifier «c’est incroyable!» ou «c’est dingue!»

Verlan: attesté en 1953, le mot lui-même est une autoréférence à son propre procédé linguistique («[à] l’envers» = verlan). Il est aujourd’hui intégré dans le vocabulaire général pour désigner non seulement ce phénomène spécifique d’inversion des syllabes, mais aussi, par extension, cette forme d’argot populaire dans les années 1990.

Les mots verlans émergent dans les années 1970, mais tous n’ont pas connu le même destin. On peut voir sur ce graphique, généré à partir des données de Google Books, que dans la littérature francophone, des mots comme meuf (femme) restent plus employés que des mots comme relou (lourd) ou chelou (louche), qui se sont démocratisés plus tard (et qui ne figurent toujours pas dans les dictionnaires de grande consultation). Enfin, la trajectoire qu’on peut voir du mot verlan montre bien que le processus a connu une vitalité croissante puis stable entre 1990 et 2000, avant de retomber gentiment dès le début du XXIe siècle.

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation

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