Isabelle Guérin est directrice de recherche à l’IRD-Cessma (Université de Paris), affiliée à l’Institut français de Pondichéry, Institut de recherche pour le développement (IRD)
Le prix de la Banque Centrale de Suède, communément appelé «prix Nobel» d’économie, vient tout récemment d’être attribué à Claudia Goldin pour avoir mis en lumière les «principaux facteurs de différences entre les hommes et les femmes sur le marché du travail». L’économie, en tant que discipline, est connue pour son sexisme, à la fois dans son organisation interne et dans sa manière de comprendre et d’influencer le monde.
Le métier d’économiste reste à dominance masculine et le champ scientifique invisibilise les contributions des économistes femmes, pourtant nombreuses depuis les travaux fondateurs. Après Elinor Ostrom en 2009 et Esther Duflo en 2019, Claudia Goldin n’est que la troisième femme à remporter cette prestigieuse récompense, sur 51 lauréats depuis la création du prix en 1968.
Primer des travaux focalisés exclusivement sur les inégalités de genre est par ailleurs inédit dans l’histoire de ce prix. De ce point de vue, le prix semble donc plutôt une bonne nouvelle. Les méthodes sur lesquelsLE ils reposent invitent néanmoins à nuancer l’idée.
À 77 ans, Claudia Goldin est toujours professeure au prestigieux département d’économie de l’Université d’Harvard, où elle est d’ailleurs la première femme à avoir été titularisée, en 1989. Elle a pour particularité de combiner une approche néoclassique de l’économie et une perspective historique. Rendre justice à une œuvre prolifique qui s’étend sur près de cinq décennies est évidemment vain. Donnons simplement un aperçu de deux résultats saillants. Le premier consiste à avoir modélisé la «courbe en U» de l’emploi féminin en fonction des degrés de «développement» des pays et à proposer une interprétation. Cette courbe montre que l’emploi féminin est élevé dans les économies de subsistance; il décline lorsque les économies commencent à se monétariser et se marchandiser mais n’offrent que des emplois manuels, fortement stigmatisés pour les femmes; puis il remonte lorsque les femmes ont accès à des emplois «à col blanc», plus respectables.
La transformation des normes familiales et l’accès à la pilule contraceptive amorcent une autre étape. Les jeunes femmes puis les futures mères peuvent désormais planifier leur avenir, et donc s’engager dans des études puis des métiers, perçus désormais comme de véritables carrières professionnelles et non comme un simple adjuvant au revenu familial. Exhumant de nombreuses archives, compilant diverses bases de données, Claudia Goldin retrace cette évolution pour les États-Unis mais aussi dans d’autres contextes, y compris postcoloniaux, suggérant l’universalité de cette courbe en U et de son interprétation.
Le second résultat, plus récent, porte sur la notion de «travail cupide» (greedy work en anglais). Elle s’interroge ici non plus sur les taux d’emploi des femmes mais sur la persistance des inégalités de salaire au sein d’un même métier. À l’issue de travaux économétriques sophistiqués visant à isoler différents facteurs explicatifs, elle conclut que les inégalités relèvent moins de discrimination que de ce «travail cupide», qui consiste à exiger des travailleurs une grande flexibilité horaire, laquelle pénalise les femmes du fait de leurs responsabilités domestiques.
Les emplois les plus exigeants en termes de longues heures de travail et les moins flexibles sont rémunérés de manière disproportionnée, tandis que les revenus des autres emplois stagnent. C’est ainsi qu’elle explique la persistance de fortes inégalités de salaires femme-homme, notamment dans les métiers hautement diplômés.
«Membres productifs de l’économie»
Dans son ouvrage de vulgarisation sur l’idée de «greedy work», paru en 2021, en contexte post-pandémique, Claudia Goldin plaide par ailleurs pour des mesures de soutien aux parents et aux prestataires de soin afin de leur permettre, suggère-t-elle, d’être de «meilleurs membres productifs de l’économie». Comme l’ont cependant montré de nombreuses recherches, y compris en économie, cette course à la productivité est précisément l’épicentre des inégalités comme de l’insoutenabilité de nos systèmes économiques, puisque la productivité des uns se nourrit de la prétendue non-productivité des autres.
On n’insistera jamais assez sur l’immense responsabilité du savoir économique dominant dans la fabrique d’un monde profondément inégalitaire et insoutenable, les deux allant de pair. En cantonnant l’économie (comme réalité) et la richesse à la production de biens et services échangeables sur un marché, le savoir économique dominant a entériné et justifié scientifiquement la dévalorisation d’activités, de personnes et de régions du monde, supposées improductives et sans valeur.
Il en va ainsi des activités de soin et de subsistance, principalement assumées par des femmes. C’est bien cette dévalorisation qui explique la persistance du «salaire féminin d’appoint»: les femmes seraient par essence dépendantes de leur époux et leurs besoins seraient donc moindres. En France, c’est bien cette dévalorisation qui explique une partie du «quart en moins», référence au 25% de décalage entre les revenus moyens des femmes et des hommes.
Thèmes nouveaux, méthode mainstream?
Loin de se cantonner à ses écrits et enseignements académiques, Claudia Goldin s’engage sur de multiples fronts, y compris pour l’égalité dans sa propre profession. D’abord en faisant office de modèle, puisqu’elle reconnaît gagner davantage que son mari Lawrence Katz, lui-même économiste et avec qui elle a régulièrement collaboré (tout en soulignant avoir davantage d’ancienneté). Ensuite en promouvant des programmes spéciaux incitant les jeunes femmes à étudier l’économie.
Les travaux de Claudia Goldin ont eu l’immense mérite d’attirer l’attention de la discipline sur des thématiques longtemps impensées. Ils sont toutefois circonscrits à une méthode et une conception du travail et de l’économie qui limitent nécessairement leur portée.
Claudia Goldin reste fidèle à une approche néoclassique des phénomènes économiques, considérant l’emploi comme un choix et un calcul économique rationnel individuel, influencé par une série de contraintes, d’incitations ou de chocs externes, dont l’origine ne mérite pas d’être questionnée. Elle appuie ses démonstrations sur des analyses économétriques visant à isoler les effets de différents facteurs, dont les non-observables et/ou incommensurables sont écartés. Raisonner «toute chose égale par ailleurs» occulte l’entremêlement inextricable de certains facteurs. La courbe en U, à portée prétendument universelle, s’applique certainement à plusieurs régions du monde et certains groupes sociaux, beaucoup moins à d’autres. Citons le cas de l’Inde, où l’emploi des femmes ne cesse de décliner dans une économie pourtant florissante.
Outre le fait de rendre justice à des trajectoires hétérogènes, reconnaître et explorer cette diversité visent surtout à complexifier l’analyse des structures de hiérarchie sociale et de la manière dont les inégalités de genre s’articulent avec d’autres rapports de pouvoir, afin de mieux penser leur dépassement. Même au sein des contextes occidentaux, il existe une diversité de régimes de genre, avec des modalités très inégales dans la manière dont État, marché, famille et milieu associatif se partagent les responsabilités. Entrent en jeu ici les droits sociaux, les questions fiscales, les réglementations relatives aux temps et horaires de travail ou encore les normes de masculinité, féminité et parentalité.
Plus encore, l’arbitrage emploi/soin aux enfants se révèle être un processus complexe et ambivalent où s’entremêlent des aspirations, des obligations et des contraintes multiples, mais aussi des sentiments et des affects, extraordinairement variables selon les lieux, les contextes et les groupes sociaux.
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation