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Israël-Hezbollah: Les leçons de la guerre de 2006

Par Pierre FIRODE | Edition N°:6868 Le 17/10/2024 | Partager

Pierre Firode est professeur agrégé de géographie, membre du laboratoire Médiations, Sorbonne Université

Qualifié de groupe terroriste, de parti politique, d’«État dans l’État» libanais, le Hezbollah demeure difficile à caractériser. Ses modes d’action empruntent aussi bien aux armées conventionnelles qu’aux mouvements terroristes classiques; et le «parti de Dieu» est aussi devenu la principale force politique du Liban et a réussi à s’implanter durablement dans une frange significative de la population libanaise, qui dépasse le cadre de la communauté chiite. Il assure de fait de nombreuses fonctions régaliennes dans le sud du pays, dont le contrôle échappe totalement à un État libanais que beaucoup qualifient d’État failli. Cette substitution du parti à l’État lui confère dès lors la mission de garantir l’intégrité du territoire libanais et d’y protéger les populations, un peu à l’image d’une force conventionnelle. Pour autant, ses attaques récurrentes menées contre Israël, la capture d’otages ou l’organisation d’attentats au Liban (notamment lors de l’occupation israélienne de 1982 à 2000) l’ont fait apparaître comme un groupe terroriste plus soucieux de déstabiliser le statu quo régional au profit de son protecteur et sponsor iranien que de gouverner le Liban.

Cette double identité stratégique du Hezbollah est apparue au grand jour lors de la guerre contre Israël à l’été 2006, quand il a montré non seulement sa capacité à repousser Tsahal de façon conventionnelle lors de certains affrontements en terrain ouvert (notamment la bataille du Wadi Saluki) mais aussi sa maîtrise de la guérilla urbaine lors des combats autour de la ville de Bint Jebel. En quoi ces deux épisodes illustrent-ils la double nature conventionnelle/non conventionnelle du Hezbollah en tant que groupe armé? Quelles leçons peut-on en tirer aujourd’hui, et que nous apprennent-ils sur les différentes issues possibles de l’invasion actuelle du Sud-Liban par Tsahal?

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L’étude de la guerre de 2006 entre Israël et le Hezbollah s’appuie sur une source principale, We were caught unprepared, un Retex (retour d’expérience), organisé par l’armée américaine, qui s’appuie sur de nombreux témoignages de vétérans israéliens. Ce document souligne l’importance de la bataille de Bint Jebel du 24 juillet au 14 août 2006 d’une part et de la bataille de la rivière Saluki du 12 au 14 août 2006 d’autre part. Ces deux affrontements, qui ont causé près de la moitié des pertes israéliennes au cours de la guerre, soit 51 tués, ont permis aux combattants du Hezbollah de stopper l’offensive israélienne en direction du fleuve Litani et ont le plus contribué à la victoire stratégique du mouvement chiite.

Bint Jebel, l’art du combat urbain asymétrique

À l’été 2006, l’offensive terrestre israélienne se concentre d’abord sur Bint Jebel, principal centre urbain à la frontière Israël/Liban. La ville constitue un objectif stratégique à plus d’un titre: elle est en grande majorité chiite et représente donc l’un des fiefs où le Hezbollah est le mieux implanté, et le point de départ de nombreux tirs de roquettes en direction de l’État hébreu. Le combat pour la ville revêt aussi une dimension symbolique: la ville a été le théâtre du «discours de la victoire» tenu par Nasrallah en 2000 lors du retrait des forces israéliennes du Liban. Lorsque le 51e bataillon de la brigade d’élite Golani entre dans la ville par le nord-est dans la nuit du 25 au 26 juillet 2006, il se retrouve au cœur d’une embuscade parfaitement révélatrice des doctrines classiques de combat urbain asymétrique. Au lieu de livrer combat en périphérie de la ville, les combattants du Hezbollah laissent les Israéliens s’enfoncer dans le tissu urbain et attaquent vers 5h30 du matin les éléments de tête de la brigade qui ont pénétré dans la Casbah, la vieille ville, et ses 5.000 habitations.

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Isolés du reste de la brigade, privés de soutien blindé par l’étroitesse du tissu urbain, les Golani ont dû combattre toute la matinée, en nette infériorité numérique, contre des membres du Hezbollah ultra mobiles, qui reproduisent la tactique du «combat en essaim» pour reprendre les termes utilisés par Michel Goya et Marc-Antoine Brillant dans leur ouvrage Israël contre le Hezbollah, chronique d’une défaite annoncée. Organisées en cellules de 30 combattants environ, les unités du Hezbollah, en effet, ne défendent pas la ville depuis des positions fixes afin d’éviter les frappes aériennes et tirs d’artillerie israéliens mais se déplacent de façon à converger vers les unités israéliennes les plus isolées et les plus vulnérables. L’asymétrie entre Tsahal et le Hezbollah est alors annulée, voire inversée, et le mouvement chiite peut concentrer en un point précis une puissance de feu supérieure à celle des Israéliens:

Pour réaliser cette projection sur les arrières et les flancs des unités israéliennes isolées, le Hezbollah s’appuie sur un réseau de tunnels dont l’auteur du Retex souligne l’étendue: «Un soldat israélien a indiqué avoir trouvé un bunker près de Maroun al-Ras (banlieue de Bint Jebel) qui descendait à plus de 25 pieds et contenait un réseau de tunnels reliant plusieurs grands entrepôts dotés d’une multitude d’entrées et de sorties. Il a dit que l’ensemble était équipé d’une caméra à l’entrée reliée à un moniteur situé en dessous pour aider les combattants du Hezbollah à tendre des embuscades aux soldats israéliens.»

Une fois les unités israéliennes isolées, encerclées par un essaim de combattants du Hezbollah, ces derniers affaiblissent leurs positions par de véritables salves de roquettes tirées par des équipes munies de RPG. Dans ce combat, le Hezbollah tire pleinement profit de la capacité égalisatrice du tissu urbain, qui limite, voire inverse l’asymétrie entre le faible, le Hezbollah, et le fort, Tsahal. Cette stratégie typique de la guerre asymétrique n’est pas sans rappeler les modes d’action d’acteurs terroristes non conventionnels comme ceux employés par Al-Qaida en Irak à Falloujah en 2004 ou par Daech lors de la bataille de Mossoul en 2016-2017. Ce qui distingue alors le Hezbollah de ces groupes du point de vue de la doctrine stratégique, c’est qu’il dispose également de la capacité à combattre Israël en terrain ouvert et à lui infliger de vrais revers d’un point de vue conventionnel.

                                       

Wadi Saluki, l’art de combattre le fort  sur le terrain conventionnel

Dans l’histoire des guerres menées par Tsahal, celle de 2006 possède une particularité: bien qu’étant asymétrique, elle a été le théâtre de véritables succès conventionnels pour le «faible», qui est parvenu à repousser l’offensive israélienne. Michel Goya et Marc-Antoine Brillant attribuent cet échec à l’impréparation, à l’été 2006, de Tsahal qui, à force de mener des opérations en Cisjordanie, s’était spécialisée dans la guerre contre-insurrectionnelle au point d’oublier la possibilité d’un affrontement plus conventionnel de haute intensité. De même, les sources américaines tout comme le rapport de la commission Winograd, une commission israélienne chargée d’enquêter sur les causes de l’échec de Tsahal, soulignent aussi l’inefficacité opérationnelle des doctrines EBO (effects-based operations) qui prônaient, dans le sillage de la guerre du Golfe de 1991 et de celle du Kosovo en 1998-1999, la substitution des offensives massives au sol par des campagnes aériennes capables de détruire la «volonté ennemie de combattre».

                                       

Est-il possible de détruire totalement le Hezbollah?

La guerre de l’été 2006 est riche d’enseignements pour Tsahal. Le Hezbollah constitue une armée particulièrement souple capable d’exceller autant dans la guérilla urbaine que dans un affrontement en terrain ouvert contre les éléments les plus lourds de Tsahal. En 2024, Israël l’a bien compris et a entrepris de détruire toute sa chaîne de commandement, réduisant ainsi drastiquement sa capacité à lutter comme une armée cohérente.

L’élimination de l’état-major et des principaux cadres de l’organisation pourrait obliger le Hezbollah à privilégier une organisation décentralisée en cellules relativement autonomes, typique des groupes terroristes plus traditionnels. Les différentes cellules pourraient alors s’appuyer sur les nombreux aménagements (tunnels, bunkers souterrains, etc.) conçus pour favoriser les actions de guérilla contre une force d’occupation. En tout cas, une chose apparaît évidente à l’heure actuelle, malgré les succès initiaux de Tsahal: même décapité, le Hezbollah demeure le groupe armé non étatique le plus performant et peut-être le plus expérimenté du Proche-Orient, et son éradication reste une entreprise périlleuse, sinon impossible pour l’État hébreu.

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation

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