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Pourquoi les végétariens sont une minorité

Par Valerie CHANSIGAUD | Edition N°:6658 Le 11/12/2023 | Partager

Historienne des sciences et de l’environnement, chercheuse associée au laboratoire Sphère (Paris Cité - CNRS), Université Paris Cité

Même s’il connaît un véritable essor depuis la deuxième moitié du XIXe siècle, le végétarisme est une pratique très ancienne dans les sociétés humaines, qui remonte à l’Antiquité, si on en croit les écrits de Pythagore. C’est ce que nous rapporte Valérie Chansigaud, historienne des sciences et de l’environnement, chercheuse associée au laboratoire Sphère (Université Paris Cité – CNRS) dans «Histoire du végétarisme» paru en octobre 2023 aux éditions Buchet/Chastel.

La spécialiste décrit les raisons, qu’elles soient spirituelles, sanitaires ou politiques (comme désormais les problématiques environnementales) qui conduisent au fil des époques à s’abstenir de manger de la viande. Dans l’extrait présenté ici, elle insiste sur le fait que les végétariens sont peu nombreux, même aujourd’hui dans les sociétés occidentales. Le végétarisme a toujours été, et reste, un courant minoritaire, souligne Valérie Chansigaud. Elle invite à ne pas sous-estimer pour autant son influence, même si les cent dernières années se caractérisent surtout par l’amplification de la consommation de viande.

La diminution de la consommation de viande dans la plupart des pays développés, observée depuis plus d’une vingtaine d’années, constitue indéniablement un phénomène historique tout à fait inédit. Une étude de 2016 révèle qu’un Britannique sur trois a diminué sa consommation de viande, les femmes (34%) bien plus que les hommes (23%), les personnes âgées (39% chez les 65 à 79 ans) davantage que les jeunes (19% chez les 18 à 24 ans). C’est d’abord le souci de sa santé (59%) qui conduit à réduire la consommation de viande, avant son coût (39%) et bien plus que la souffrance animale (20%).

Des observations similaires peuvent être faites en France: la consommation de viande a augmenté de façon continue entre 1960 et 1980, puis a connu une période de stabilisation durant la décennie 1980 avant de décroître. Il est difficile de généraliser, car si la consommation de viande rouge se réduit, celle de la volaille et du porc augmente. La crise sanitaire de 2020 et les confinements ont fait reculer la demande globale de viande (notamment en raison de la fermeture des restaurants et des cantines), mais augmenter les achats par les ménages, ceux de viande de poulet ont même cru de façon significative.

La consommation de viande rouge se réduit

Le végétarisme progresse variablement, l’Italie et l’Allemagne présentant plus de végétariens (6,7% de leur population) que les autres pays européens à l’exception du Royaume-Uni où la proportion atteint 14%. Là aussi, c’est d’abord la recherche d’une meilleure alimentation qui conduit à la prohibition de la viande bien plus que le souci des animaux. La réduction de la consommation de viande concerne les classes les plus aisées des pays les plus riches. En Europe, 9% des nouveaux produits alimentaires commercialisés sont sans ingrédient d’origine animale, soit près d’un nouveau produit alimentaire lancé sur dix en 2018, la proportion était seulement de 5% en 2015; mais ce chiffre est bien plus important au Royaume-Uni puisqu’il est de 16% en 2018 contre 8% en 2015. Le marché pourrait, toutefois, être arrivé à une certaine saturation puisqu’en Allemagne la commercialisation de nouveaux produits alimentaires sans ingrédient d’origine animale a reculé pour atteindre 13% en 2018 après avoir culminé à 15% en 2015.

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Dans les sociétés européennes, c’est d’abord la recherche d’une meilleure alimentation qui conduit à la prohibition de la viande bien plus que le souci des animaux, explique Valérie Chansigaud, historienne des sciences et de l’environnement. Ground Picture/Shutterstock

Il convient cependant de remettre en perspective ces mouvements non seulement d’un point de vue chronologique, mais également géographique et social: car la réduction de la consommation de viande est loin d’être observable partout et ne concerne que les pays les plus riches et davantage les classes les plus aisées de ces pays. Les différences sont considérables: la moyenne annuelle de consommation de viande dans le monde est passée d’environ 20kg en 1961 à environ 43kg en 2014 avec des extrêmes allant de 146 kg aux États-Unis (dont 56 kg de poulet, 37 kg de bœuf, 30 kg de porc et 22 kg d’animaux aquatiques) à 5,8 kg en Ethiopie (principalement de bœuf et un peu de mouton).

Selon l’OCDE et la FAO, la consommation mondiale de protéines carnées aura augmenté de 14% en 2030. Il y a également un autre fait tout aussi incontournable: le nombre d’animaux destinés à être mangés a considérablement augmenté depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, comme le nombre d’espèces soumises à des mécanismes de domestication. Aucun arrêt de cette croissance n’est envisagé puisque les experts de l’OCDE et de la FAO estiment que la consommation mondiale de protéines carnées aura augmenté de 14% en 2030 par rapport à ce qu’ils attribuent aujourd’hui principalement à l’élévation des niveaux de vie et à la croissance démographique. L’augmentation de la production de lait devrait être de près de 17% sur la même période, celle de la production aquatique (pêche d’animaux sauvages ou d’élevage) devrait être de 12,8%.

Toutes les études montrent la complexité sociologique de la consommation de la viande. Ainsi, on peut dessiner deux groupes en Suisse, le premier consommant plus de viande (et davantage de viande rouge) que le second: le premier est constitué surtout d’hommes, souvent d’âge moyen, ayant un niveau d’éducation plus faible que la moyenne nationale, vivant dans les régions alémaniques ou francophones, davantage fumeurs, plus souvent en surpoids ou obèses, consommant quotidiennement de l’alcool et faiblement actifs physiquement ; le second groupe est bien davantage féminin, souvent plus jeune ou plus âgé, plus instruit, citoyen résidant en Suisse italienne ou étranger, ex-fumeurs ou non-fumeurs, ayant un poids corporel normal ou insuffisant, consommant moins d’une fois par jour de l’alcool et souvent physiquement actif.

                                                           

Une humanité végétarienne, un fantasme de riches

Nous avons déjà souligné la complexité des relations à la viande en fonction du genre, du niveau de revenus ou des convictions spirituelles: on n’observe jamais de dichotomie simple, en particulier au sein des sociétés occidentales riches, entre ceux qui consomment de la viande et ceux qui l’évitent, voire, bien plus rarement, la proscrivent. Il s’agit de tendances et non d’absolus déterminismes et, puisque manger de la viande répond à de nombreux facteurs culturels et psychologiques, il est normal qu’en proscrire sa consommation soit très difficile à caractériser.

Et c’est pourquoi les débats sur l’avenir de la viande artificielle ou sur une humanité devenant végétarienne paraissent être, jusqu’à présent, un fantasme de riches, car la consommation d’animaux à l’échelle du globe n’a jamais été aussi importante et elle est, aujourd’hui comme durant toute l’histoire humaine, profondément inégalitaire. La viande a toujours été, dans toutes les cultures, un marqueur social de la réussite d’un individu : aujourd’hui encore, les repas d’exception en Chine sont presque exclusivement composés de viande, souvenir d’une époque où seuls les riches pouvaient en consommer ; en Occident, les dîners de fêtes s’organisent le plus souvent autour d’animaux (foie gras, saumon, dinde, chapon, gibier, huître et fruits de mer…) et rarement de végétaux…

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation

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