Docteure en sciences sociales, Eleonor Faur est consultante pour plusieurs organisations internationales et a été responsable du bureau argentin du Fonds des Nations unies pour la population (UNFPA).
Pionnière des études de l’aide et des soins aux personnes avec une perspective de genre, la spécialiste analyse dans cet entretien les impacts de la pandémie, les organisations communautaires dirigées par des femmes dans les secteurs populaires, ainsi que la nécessité de repenser l’ensemble de nos systèmes économiques et de répartir les responsabilités en matière de soins de manière plus équilibrée.
- ElDiarioAR: Pourquoi l’aide et les soins aux personnes doivent-ils être une priorité dans l’agenda public?
- Eleonor Faur: Le bien-être et la prise en charge des personnes ont toujours été essentiels, mais jusqu’à présent, les politiques publiques n’ont pas abordé cette question. En raison de cette inaction, elle a été de facto déléguée aux familles. Les gens ont présumé qu’il s’agissait d’une affaire privée, que chaque ménage devait se débrouiller au mieux avec les ressources dont il disposait, et que si une femme s’en chargeait, elle le ferait probablement correctement. Aujourd’hui, il est de plus en plus clair que l’aide et les soins aux personnes ne sont pas seulement dignes d’être dans l’agenda public, c’est aussi une question prioritaire. Principalement parce que, après l’entrée massive des femmes sur le marché du travail, c’est devenu évident que celle qui était censée être responsable de la prise en charge des soins, comme le voulait l’idéal typique d’antan, n’était plus à la maison toute la journée. En Argentine, il y a aujourd’hui une volonté de mettre cette question à l’ordre du jour.
- Il semble y avoir deux discours différents autour des soins: l’un «productiviste», qui soutient que si les femmes s’occupent des soins, elles se retireront du marché du travail, et l’autre plutôt «anticapitaliste»...
- Tout d’abord, prendre soin de ceux qui en ont besoin est tout autant une question de bien-être que de droits humains. Nous devons repenser l’ensemble de notre système économique et l’organisation sociale du travail, car les temps de travail rémunéré ont été conçus en partant du principe que les gens n’avaient pas de responsabilités de soins à la maison, ou que ceux qui en étaient chargés n’allaient pas participer au marché du travail. Puis les femmes sont entrées en masse sur le marché du travail, dans un monde où les codes sont masculinisés. Je suis donc plutôt partante pour une atténuation du capitalisme, car nous savons qu’il est en train de provoquer un effondrement écologique, qui est déjà là. Promouvoir une perspective des soins plus humaine, c’est aussi promouvoir une meilleure disposition à prendre soin de la planète. C’est créer un réseau de maintien de la vie, qui implique réellement une éthique renouvelée et une philosophie de vie fondée sur le lien social. Je ne crois pas que tous les soins doivent être rémunérés, car je ne veux pas que ce soit considéré comme une marchandise, même au sein des familles, des ménages ou entre proches. Ce que je veux, c’est une société plus attentive, et non pas qu’on compte chaque câlin donné. Il n’y a pas de mal à ce que les adultes s’occupent de leurs enfants. Le problème c’est de savoir comment ces responsabilités sont partagées et distribuées; quelle part reste au sein des familles et quelle part va à d’autres institutions; quelle responsabilité est donnée – volontairement ou par omission – aux femmes, et quelle responsabilité doit être redistribuée entre les sexes. La question c’est la distribution injuste, et non pas le déni d’amour.
- Croyez-vous que le rôle traditionnel des femmes en tant qu’aidantes et soignantes a été renforcé par la manière dont les politiques de soins sont conçues?
- Prendre soin des autres ne veut pas uniquement dire prendre soin des enfants. En ce qui concerne les soins aux enfants, je pense qu’historiquement, tant dans les politiques publiques qu’au sein des agences internationales, la réflexion prédominante a toujours tourné autour du bien-être des enfants. Et pour assurer le bien-être des enfants, on a instrumentalisé l’activité féminine; les mères devaient avoir des connaissances en nutrition, elles devaient passer beaucoup de temps avec leurs enfants, etc. On dirait que les femmes sont des outils au service du bien-être des enfants. Le féminisme a toujours été en tension avec cette logique, arguant que les femmes sont aussi des sujets à part entière ; nous avons des droits, des besoins et des désirs. Nous ne sommes pas seulement des instruments du bien-être d’autrui, même pas celui de nos enfants-et même si nous les aimons beaucoup. Nous avons tous le potentiel et la capacité de nous soucier des autres. Ce qui se passe, c’est que les femmes ont historiquement appris davantage à le faire.
- De même qu’il existe une idéalisation de la femme soignante, ou du fait que les femmes sont plus susceptibles de se soucier des autres; existe-t-il aussi une idéalisation de la femme qui travaille?
- Bien sûr, la figure de la superwoman, qui n’a besoin de personne et qui ne veut renoncer à aucun de ses désirs, comme si quelqu’un pouvait être totalement autonome. Je crois que personne n’est totalement autonome, tout comme personne n’est entièrement dépendant. Ce que nous avons entre les personnes, c’est un réseau d’interdépendances. Et nous avons besoin de ce réseau.
- L’expression «crise des soins» est de plus en plus utilisée pour pointer ce problème du doigt. En quoi consiste cette crise?
- Les ménages ne peuvent plus répondre à tous les besoins et à toutes les demandes de soins de leurs membres, car les adultes sont souvent sur le marché du travail. De nombreux ménages sont également monoparentaux, et les femmes à leur tête passent beaucoup de temps au travail. On y trouve donc un vide. Qui fournit les soins lorsque les ménages ne peuvent pas les fournir avec l’intensité et la qualité que les politiques publiques supposent qu’ils devraient le faire Voilà l’origine de cette crise. Les pays du Nord ou industrialisés commencent à importer des travailleurs du secteur des soins. C’est une sorte d’extraction de capital d’employées domestiques, de nounous ou d’infirmières du Sud qui se déplacent vers le Nord pour fournir de l’aide et des soins. Et avec la pandémie, cette crise s’est visiblement accentuée.
Par Natalí Schejtman,
El Diario (Argentine)