Repenser le paradigme du développement en Afrique
Par Driss GUERRAOUI

L’observateur objectif des évolutions que connaît l’Afrique à l’heure actuelle ne peut rester insensible par rapport aux spécificités qui caractérisent les modèles de développement dans l’ensemble des sociétés du continent. Beaucoup de mythes et quelques réalités semblent entourer la réflexion sur ces modèles. La floraison des qualificatifs (Afrique émergente, miracle africain, continent de l’avenir, l’eldorado...) ajoutent davantage de confusion à la compréhension de ce que sont réellement les véritables ressorts du développement ou du mal-développement des économies et des sociétés africaines. Une telle confusion suggère de repenser le paradigme même du développement en Afrique à partir d’une vision en rupture avec les schémas de pensées et les clichés qui dominent la réflexion à ce niveau. Plusieurs pistes peuvent être explorées à cet égard.
■ Un contexte marqué par une nouvelle génération de guerres
L’Afrique est le théâtre d’une nouvelle génération de guerres qui est en train de produire des menaces nouvelles. Il s’agit de la guerre des ressources naturelles, celle de la connaissance, de l’intelligence, du génie, et des valeurs, y compris dans leur dimension religieuse.
Concomitamment à ces formes nouvelles de guerres, l’Afrique connaît également l’émergence et le développement de formes nouvelles de pauvreté, de pandémies, de violences sociales, de conflits ethniques, de migrations massives, de prolifération d’activités illicites, et de formes atypiques de l’économie du crime, comme le trafic des êtres humains, des armes, de la drogue, et la piraterie, le tout sur un fond de prolifération de mouvements terroristes d’un genre nouveau. Ces mouvements commencent à poser au continent des défis en termes de sécurité, de stabilité et de paix durable indispensables pour l’attractivité du continent, l’amélioration du climat des affaires et le vivre ensemble au sein des sociétés africaines.
■ Un développement empreint de paradoxes
Le continent recèle, en effet, un potentiel important de développement, avec certes des situations nationales et régionales différenciées en termes de niveau de croissance, de genre de développement, et de rythme des réformes, mais avec un dénominateur commun à l’ensemble du continent, dont les traits majeurs sont:
- Une désindustrialisation continue inquiétante, puisque la part du secteur manufacturier dans la production totale des pays africains est passée de 12% en 1980 à 11% en 2010, et celles dans les exportations mondiales de ces mêmes produits de 5,99% à 3,33% durant la même période (sources: Banque mondiale et Pnud, 2012).
- Un sous-équipement généralisé en termes d’infrastructures, notamment de routes, d’autoroutes, de ports, d’aéroports, de plateformes industrielles, d’électrification et d’adduction d’eau potable pour ne citer que les secteurs stratégiques.
- Un système bancaire et financier, hormis quelques rares exceptions, peu développé, mal structuré, insuffisamment modernisé et faiblement intégré à l’international.
- Et un développement extraverti porté plus par quelques grandes puissances étrangères et quelques firmes multinationales que par des dynamiques endogènes.

La conséquence de ces paradoxes est l’enclavement du continent, les problèmes de mobilité que la plupart des métropoles africaines connaissent, un développement non endogène et non inclusif ou encore la prédominance d’une économie primaire à faible valeur ajoutée.
■ De la nécessité de repenser le développement
L’enseignement majeur à tirer de cet état de fait est celui de la nécessité de penser autrement la problématique du développement en Afrique.
A ce niveau, la leçon première réside dans l’importance de penser le développement de l’Afrique par les Africains à travers une démarche qui doit s’appuyer sur un équilibre entre des situations économiques et sociales difficiles et le rêve de construire un continent émergent, l’espoir d’une Afrique meilleure, mais évoluant sur un fond de chaos qui marque les réalités sociales et institutionnelles présentes.
Ce qui impose aux élites africaines d’examiner ce qui est nécessaire de faire à court terme, ce qui est possible d’entreprendre à moyen terme, et ce qui est souhaitable d’accomplir à long terme en termes de développement, armées en cela par l’effectivité des politiques publiques, le respect des engagements des dirigeants envers leurs citoyens et la maîtrise du temps et donc du rythme des réformes.
Cette véritable rupture paradigmatique doit cependant s’opérer selon un esprit libre, une pensée indépendante, une audace positive, une pensée réaliste et pragmatique, tournée vers l’avenir, loin du tout pessimisme autodestructeur et de tout afro-optimisme contreproductif.
Cette façon de penser autrement le développement de l’Afrique ne doit pas nous faire oublier qu’il faut agir rapidement pour combler les retards économiques, les déficits sociaux, les déséquilibres environnementaux et les dysfonctionnements en termes de gouvernance, l’objectif étant in fine de réaliser des raccourcis qui permettraient à l’Afrique d’accomplir les Objectifs de Développement du Millénaire non atteints et les nouveaux fixés dans le cadre de ces Objectifs de Développement Durable, tels que inscrits dans l’agenda 2030 de la communauté internationale.
Mais pour ce faire les dirigeants africains doivent être en mesure de maîtriser les changements en cours, prévoir les risques majeurs nouveaux et anticiper les évolutions futures, en associant tous les acteurs et forces vives de leurs sociétés et ce dans le cadre d’une gouvernance démocratique, participative et responsable.
Des modèles «orphelins» de leurs élites
Les paradoxes qui caractérisent les modèles de développement dominant dans le continent sont aggravés par l’incapacité objective des sociétés africaines à produire et à reproduire des élites politiques, économiques, scientifiques, administratives, culturelles, syndicales et civiles d’un niveau d’excellence, de compétence, d’intégrité et d’engagement à la mesure des potentialités, des ambitions et des défis du développement du continent. De ce fait, le continent est réellement orphelin de ses élites. Aussi, force est de constater que dans la plupart des pays africains, les systèmes institutionnels n’arrivent pas à avoir l’adhésion des populations, des acteurs, et des territoires. Ces systèmes peinent, de ce fait, à gagner la confiance des citoyens et des entreprises dans les réformes portées par les dirigeants. Ce qui empêche l’appropriation et la mobilisation collectives autour de ces réformes. Une telle réalité a un impact direct sur la gestion rationnelle et responsable des ressources du continent.
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Cette chronique s’appuie sur une partie de notre contribution aux travaux de la 43e session de l’Académie du Royaume du Maroc, tenue à Rabat en novembre 2015 sur le thème «l’Afrique comme horizon de pensée».