Daouda Coulibaly est enseignant-chercheur publiant dans les domaines du luxe, du digital et du sport
On peut les croiser dans les métros parisiens, dans le quartier de la Goutte d’or ou encore lors des grands événements de mode à Londres, Milan, Bruxelles, Dubaï… Ce sont majoritairement des hommes, africains, noirs avec un look vestimentaire atypique, flashy et qui cherchent à se faire remarquer: on les nomme sapeurs africains ou encore «black dandies».
Ces sapeurs (et sûrement pas pompiers), qui se réclament de la Sape (Société des ambianceurs et des personnes élégantes) sauvent les apparences par un style vestimentaire luxueux, décalé, griffé et baroque. Ils veulent enflammer à travers leur discours, leur style et la théâtralisation de leurs faits et gestes.
Histoire, genèse et évolutions
Le mouvement de la Sape est né en Afrique centrale. Les travaux des ethnologues et des historiens sur la question semblent attribuer le port de Bacongo (rivière qui sépare les deux Congo), comme point de départ de cette sous-culture dans les années 1919-1920. Trente ans après, dans les années 1950, la Sape va connaître un nouvel élan et prendre son envol. Les premiers émigrés congolais (dont des anciens combattants) de retour au pays rapportent des produits perçus comme luxueux ou d’apparat: objets de marque, accessoires, vêtements ou chaussures de grandes marques.
C’est à partir de là que commencent, dans les quartiers des deux Congo (Brazzaville et Kinshasa), les premières parades, les défilés, les confrontations. Sur le même principe que les battles de danse, il faut montrer, démontrer et prouver ses capacités et aptitudes à la Sape; les gestes, la voix, la démarche, le regard… autrement dit la communication paraverbale y est essentielle pour se démarquer, outre l’exhibition de vêtements de grandes marques. Alors un peu partout au Congo-Brazzaville et au Congo-Kinshasa, des foules se forment pour assister aux joutes, contempler, soutenir et acclamer ces «esthètes noirs», œuvres d’art vivantes et de surcroît, mieux habillés que les colons blancs eux-mêmes.
Par la suite, dans les années 1970, des groupes d’étudiants congolais quittent la terre natale pour gagner la France. Le mouvement connaît un nouveau souffle avec des jeunes comme Aurlus Mabele, Djo Ballard, Ricley Loubaky, Jocelyn Armel, Ben Moukacha ou encore Papa Wemba qui deviendront rapidement des figures emblématiques et historiques du mouvement. À partir des années 1984-1985, le mouvement optimise son organisation et la MEC (Maison des étudiants congolais) devient le berceau de la Sape en France. La MEC se situait au 20 rue Béranger, dans le IIIe arrondissement de Paris. Tous les étudiants et quelques commerçants congolais (Congo-Brazzaville et Congo-Kinshasa) fréquentaient la MEC. Pour le roi de la Sape, Djo Balard et quelques doyens du mouvement comme Ben Moukacha, Jocelyn Armel, Nono Ngando (tous rencontrés dans le cadre de cette recherche), la MEC est le point de départ officiel de la Sape authentique. C’est à partir de la MEC que le mouvement a pris son véritable envol et s’est internationalisé.
Derrière la Sape, un discours militant
Les pratiques vestimentaires peuvent dépasser l’expressivité individuelle ou collective pour entrer dans le champ religieux, symbolique ou politique. Mon travail de recherche, qui s’inscrit dans le champ des études postcoloniales et des «subaltern studies» (qui désignent l’étude des personnes, minorités ou groupes ignorés, peu reconnus ou dominés par la race, la classe sociale, le genre, l’orientation sexuelle, l’«ethnie» ou la religion) a pour objet d’explorer le sens et l’impact de la consommation démonstrative de luxe vestimentaire des Sapeurs noirs africains. Les Sapeurs ne sont pas des clients traditionnels pour les marques de luxe. Ils sont en quête de reconnaissance sociale et s’approprient les marques. Le luxe, justement, avec ses différents degrés d’appréciation, étant employé ici comme le référentiel d’un groupe d’appartenance.
Ce qui fait le style particulier du sapeur, c’est sa manière très codifiée de porter les accessoires, les marques, les couleurs, les motifs et de créer ainsi une tenue originale en référence au modèle occidental classique. Les accessoires sont présents à l’excès: chaussures, écharpe, chaussettes, sous-vêtements, pochette, ceinture, montres, lunettes, chapeau, cigare, cosmétiques, parfums et maquillage. Cette profusion est là pour souligner le discours du Sapeur: il s’agit de «cogner fort» c’est-à-dire de faire forte impression dans un contexte compétitif. En exhibant un maximum de griffes de luxe, on souligne tout à la fois l’authenticité de la tenue, sa créativité personnelle et un brin d’humour et de subtile provocation. Le Sapeur cherche à signaler sa présence aux autres, à se faire remarquer: l’excès de couleurs, de marques et d’accessoires le transforme en acteur du théâtre social, qu’il rend soudain bien plus visible. Par son accoutrement original, il réclame un droit de se faire plaisir, mais aussi de paraître, d’exister et d’interpeller.
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation